
LA GRANDE SAGA DES BEGUINAGES (suite, 2e chapitre)
le 10 juillet 2020Depuis la fondation du premier béguinage à Liège - à l’initiative de sainte Marie d’Oignies, avec le soutien d’Elisabeth de Hongrie et celui du chanoine Lambert le Bègue (d’où le nom de béguinage) -, huit siècles ont passé…
Soit une trentaine de générations.
Ces huit siècles auront été marquées par les invasions, les guerres civiles, les guerres de religion… Trente générations marquées par huit croisades, nombre de crises et d’accalmies, d’épidémies, de périodes de répit et de prospérité, d’évolutions, de révolutions… Autant de bons ou mauvais souvenirs restés vaguement ancrés dans nos mémoires.
Les béguinages n’y sont pas restés pour autant, et pourtant... Ces pieuses institutions médiévales ont continué de tenir une place, quelque part, au tréfonds de notre inconscient : quatre-vingt-dix au XIIIème siècle, sur le territoire de la Belgique actuelle (Malines, Gand, Louvain, Bruges, Courtrai) ; sans compter le nord de la France (Douai, Valenciennes), l’axe rhénan, les Pays-Bas, l’Alsace (Strasbourg), et même Paris, à l’initiative de Louis IX – futur saint Louis.
Autonomie, autogestion, autodiscipline : autant de revendications dont les béguines avaient fait leur au quotidien, bien avant les libres (?) enfants de Mai 68 !
Aucune aide de l’Eglise ou du Royaume : avant le leurre de la loi de 1905, elles avaient déjà inventé la laïcité ! Bien avant l’heure, elles ont réinventé la démocratie, avec une « Grande dame » élue pour quelques années, en guise de « mère supérieure », laquelle ne détenait que des pouvoirs très limités.
Un essor sans précédent
Les médiévistes nous enseignent que le passage du XIIème au XIIIème siècle a été marqué par un essor religieux sans précédent : fondation des ordres prêcheurs, mineurs et mendiants (franciscains, dominicains, clarisses )… Aussi incroyable que cela paraisse aujourd’hui, les couvents d’hier étaient pleins à craquer, à tel point qu’il fallait refuser du monde !
Comment concevoir, en notre temps de « crise des vocations », qu’un numerus clausus ait pu être institué lors du quatrième concile de Latran ?
Les motivations des postulantes n’étaient pas toujours très… spirituelles, il convient de le supposer. Mais la clôture n’était-elle pas un abri (plus ou moins sûr) contre les exactions du nobliau, des pillards et autres Anglois de la guerre de Cent ans ?
Des couvents saturés, avec une ribambelle de candidates analphabètes, affamées, ayant soif de reconnaissance et de réconfort, mais incapables d’entrer dans les ordres réguliers!
Il fallait trouver une solution. Cette solution passera par les béguinages, qui vont rencontrer un succès immédiat. Ces femmes, éconduites parce qu’elles ne savaient le plus souvent ni lire, ni écrire, aspiraient à un vent de liberté, qui finira par les emporter bien loin.
Un vent de liberté
A tel point que le clergé séculier, qui avait commencé par les encourager, au départ, ne manquera pas de les accuser, en retour, de détourner les legs et dons dont il bénéficiait jusqu’à présent. De leur côté, les tisserands, s’estimant victimes d’une concurrence déloyale (les béguines s’avérant plus habiles au métier), se plaindront de leur manque à gagner : ils feront tout pour les priver de leur gagne-pain.
File la laine… De fil en aiguille, des mesures de restriction commencent à être prises à l’encontre des béguines.
Victimes de leur succès, elles attisent les convoitises, au point qu’il leur arrive parfois de tomber sous la tutelle de mystiques un peu tortueux : Marguerite la Porette, béguine et femme de lettres, ne sera-t-elle pas brûlée en place de Grève en 1310, pour son Miroir des simples âmes anéanties, ouvrage considéré comme hérétique par nos aimables inquisiteurs ?
Quelques mois plus tard – en 1312 -, les béguinages seront dissous par le concile de Vienne, avant d’être rétablis dix ans après par le pape Jean XXII…
Dissolution, rétablissement… Le mal était fait, et les fraternités vont décliner lentement (hormis quelques derniers bastions dans les Flandres). Le déclin s’accélérera encore au siècle de Charles Quint et de François 1er, au point que les béguinages finiront par disparaître de notre paysage religieux…
Il faut croire que, pour eux, le vent avait tourné.
Anachronisme ?
Mais le vent peut avoir des retours inattendus, et les béguinages ont continué à occuper une place dans notre souvenir collectif : qui sait s’ils n’ont pas constitué, à leur époque, une première tentative de ce qu’on pourrait appeler, au risque de commettre un anachronisme, un premier mouvement de libération de la femme ?
Non pas seulement au risque de l’anachronisme, mais à celui du contresens : là où nos lointaines aïeules n’avaient pas d’autre ambition que de s’affranchir de la tutelle masculine afin de se consacrer à Dieu et soigner les malades.
Ces béguinages n’ont-ils pas constitué, un peu plus tard, un abri sûr pour les hommes aussi ?
Les hommes aussi…
Il faut croire que les femmes n’étaient pas trop rancunières, puisque les béguinages avaient été conçus à l’époque pour leur permettre "… d’exister en n’étant ni épouses, ni moniales, affranchies de toute domination masculine. " (Régine Pernoud)
Ces fraternités d’hommes veufs ou célibataires, souvent chassés de leurs villages, ont hébergé nombre de mendiants et de vagabonds, en échange de travaux manuels et d’artisanat : labourage et pâturage n’étaient-ils pas déjà les deux mamelles de la France ? Mais il ne suffisait pas de s’occuper des champs : il y avait aussi la ferronnerie, la maçonnerie (la construction des dernières cathédrales n’est pas encore terminée)…
En contrepartie, le gîte (non mixte) était assuré à ces « bégards ». Le gîte et le souper : un repas frugal certes, mais tout de même une collation, ce qui n’avait rien de négligeable en ces temps marqués par la disette, où la pomme de terre n’était pas encore arrivée dans nos assiettes, pas plus que les tomates, le maïs ou les haricots… Quant aux protéines animales, n’en parlons pas : il faudra attendre le bon roy Henry (et encore), avant de goûter à la poule au pot !
Les historiens s’accordent pour estimer le nombre des bégards aux alentours de quatre-vingt mille, ce qui n’a rien de négligeable.
Vers un renouveau ?
Reste que ces béguinages du Moyen Âge, longtemps restés enfouis dans notre mémoire, commencent à en ressortir, un peu sous la forme d’un parchemin écrit, gratté et réécrit au fil des ans.
C’est ainsi qu’en 1998, une première tentative est relancée : la ferme de « Lieselotte », en Allemagne : une résidence réservée aux femmes désireuses de vivre en autonomie dans un cadre communautaire.
L’essai va faire boule de neige auprès d’investisseurs (voire de HLM) plus ou moins scrupuleux : s’approprier la marque – non déposée – des béguinages… Récupérer l’appellation non contrôlée, pour qualifier de nouvelles formes d’habitat solidaire à l’intention des séniors, voire de simples maisons de retraite à but lucratif, sans aucun projet religieux : belle et juteuse affaire !
De là à se demander s’il n’y a pas tromperie sur la marchandise…
En réaction contre cet abus de langage et une telle contrefaçon, l’association « Vivre en Béguinage » s’efforce, depuis 2012, de renouer avec l’esprit originel : rassembler les personnes âgées autonomes dans des cellules fraternelles, autour d’un temps de prière régulier et d’un projet de vie fraternelle
… En partant du principe que les femmes, les hommes et les séniors ne sont pas faits pour vivre seuls, mais qu’ils ont été conçus et créés pour vivre avec leurs frères et avec Celui qui est notre Père commun.
Tout un programme !